Catherine Brice, Monarchie et identité nationale en Italie (1861-1900), Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2010



Abstract:

Il suffit de pénétrer dans le musée du Risorgimento, à Rome, pour être aux prises avec l’importance qu’une monarchie peut revêtir dans la mémoire collective. Ne voit-on pas, dès l’entrée, la sculpture monumentale du général piémontais Enrico Cialdini, à la bataille de Castelfidardo (18 septembre 1860), après avoir eu raison des troupes pontificales, emmenées par le général français de La Moricière? Comme chacun le sait, muséologie et message politique font souvent bon ménage dans une Italie qui, pourtant, aujourd’hui, semble bien loin de son passé monarchique.

Il suffit de pénétrer dans le musée du Risorgimento, à Rome, pour être aux prises avec l’importance qu’une monarchie peut revêtir dans la mémoire collective. Ne voit-on pas, dès l’entrée, la sculpture monumentale du général piémontais Enrico Cialdini, à la bataille de Castelfidardo (18 septembre 1860), après avoir eu raison des troupes pontificales, emmenées par le général français de La Moricière? Comme chacun le sait, muséologie et message politique font souvent bon ménage dans une Italie qui, pourtant, aujourd’hui, semble bien loin de son passé monarchique.

Du point de vue d’un historien belge, dont la politique du pays est régulièrement agitée par des frictions entre milieux politiques et monarchie, l’ouvrage de C. Brice ne peut qu’attirer l’attention. Celle-ci ne dément d’ailleurs pas l’idée selon laquelle le régime d’un pays est souvent étudiée de manière plus scientifique (ou, du moins, plus formalisée) par des historiens vivant sous un autre régime, en l’occurrence la république. Professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris-Est Créteil (UPEC – Paris XII), Catherine Brice est un nom bien connu, depuis plus vingt ans, des historiens de l’Italie contemporaine. Formée par des maîtres aussi reconnus que Jacques Droz, Pierre Milza, ou Philippe Levillain, elle a été intimement liée à l’École française de Rome. Aujourd’hui, C. Brice pose une question pour le moins stimulante: quelle fut le rôle de la monarchie italienne dans la constitution d’une identité nationale, de 1861 à 1900 (de l’indépendance à la fin du règne d’Umberto Ier) ? L’auteur n’en est pas à son «coup d’essai» concernant cette problématique, qui avait déjà attiré l’attention de Filippo Mazzonis. Elle formule ainsi le cœur de son questionnement: «En d’autres termes, la monarchie, en Italie, est-elle susceptible d’être une valeur partagée, de nourrir une certaine représentation de la société et du pays acceptable par le plus grand nombre; enfin, est-elle en mesure de faire le lien entre l’institution politique et la nation? Fait-elle partie de l’imaginaire politique et, si c’est le cas, qu’est ce que cela implique?». Disons-le d’emblée, selon l’auteur, dont la démonstration est convaincante, la monarchie italienne, dont l’impact fut souvent minoré, a bel et bien joué un rôle dans le façonnement de l’identité nationale.

Fruit d’un travail de longue haleine et d’une réflexion mûrie sur le long terme, le volume Monarchie et identité nationale en Italie (1961-1900) de C. Brice, édité par l’EHESS en 2010, dans le contexte des 150 ans de l’unification italienne, émane en grande partie de son doctorat d’État, défendu en 2004, et traitant de la question pour la période 1861-1911. S’inscrivant manifestement dans la veine historiographique ayant recours au nation building process, et faisant à plus d’une reprise référence aux «communautés imaginées» de Benedict Anderson, C. Brice rappelle le rôle «médiateur» de la monarchie, se situant au-dessus des partis (ainsi que la concevait Francesco Crispi). L’auteur émet toutefois certaines évidences (rôle «rassembleur» du sovrano; poids de la monarchie destiné à contrebalancer l’ultra-parlementarisme; question de la légitimité des Savoie; question de la regalità, émanant du peuple, et non de la religion etc.).

Après une introduction méthodologique très fouillée, mais aussi une recontextualisation bienvenue, C. Brice articule son ouvrage en neuf chapitres (1. La monarchie et l’État; 2. Dons, bienfaisance et charité; 3. La Maison de Savoie et la construction nationale; 4. Les fêtes de la monarchie; 5. Les funérailles royales; 6. La monumentalité des rois d’Italie; 7. Les voyages royaux; 8. Monarchie et politisation; 9. La monarchie, une culture politique?). L’auteur nous propose, en guise de conclusions, le dernier chapitre, s’interrogeant sur la question suivante: la monarchie a-t-elle agi en tant que «culture politique» dans ce processus de nationalisation?

Par ailleurs, l’auteur a le mérite de revenir sur quelques notions fondamentales à la compréhension des jeux de pouvoirs en Italie, à l’instar du Statuto albertino (p. 26 et sv.), octroyé par Charles-Albert de Savoie (il magnanimo), en 1848, réservant au souverain une marge de manœuvre constitutionnelle très appréciable. Toutefois, comme on le sait, la tendance ira vers l’installation d’une monarchie parlementaire de facto, à la fin du XIXème siècle, bien que, de iure, les prérogatives du souverain restent importantes (sanction des lois, désignation des ministres, dissolution de la Chambre etc.), et sont régulièrement défendues par les libéraux, surtout à partir de 1876. Il y aura d’ailleurs, à la fin du XIXème siècle, une volonté manifeste des juristes de soutenir un «regain royal», comme le souhaite l’article d’un anonyme (1897) intitulé Torniamo allo Statuto. Cette évolution en douceur témoigne de la continuité entre monarchie piémontaise et italienne, malgré les oppositions Nord-Sud quant à la légitimité des Savoie. Un compromis est toutefois trouvé: la «souveraineté populaire» régira la dynastie, dans une acception très louis-philipparde. Bien que cela eut emmené C. Brice trop loin, il serait sans doute enrichissant de comparer la manière dont est appréhendé ce concept de «souveraineté populaire», à la même époque, par les juristes et publicistes belges et britanniques, ressortissants de deux monarchies auxquelles l’auteur fait référence. Cette question mériterait d’être approfondie par d’autres études.

Les chapitres consacrés au rôle de l’armée, et à l’impact sur la population des fêtes de la monarchie et des funérailles royales sont d’un intérêt indéniable et représentent une précieuse contribution. L’auteur jongle avec aisance avec les questions sous-tendues par ces thématiques. Le chapitre intitulé: «La Maison de Savoie et la construction nationale», traite notamment du poids relatif de la politique étrangère de l’Italie dans la constitution de l’identité nationale, «de tout premier ordre» (p. 129). À la lecture de cette dernière problématique, il nous semble que les pages qu’y consacre l’auteur son susceptibles d’ouvrir un chantier plus large sur la question. Aussi, l’intéressant chapitre 6, consacré à la monumentalité des rois, pourrait faire l’objet d’une étude complémentaire, sur base des travaux, devenus classiques, de Pierre Nora. Par ailleurs, si le lecteur souhaite pénétrer de manière concrète dans l’état d’esprit de l’Italie d’alors, il lui faut lire les pages relatives à la mort de Victor-Emmanuel II, en 1878, à la suite de laquelle l’habitude des funérailles repris son cours, pour aboutir, selon certains, à la naissance d’une «religion civile» (p. 171 et sv.). En effet, le roi, in articulo mortis, doit idéalement se rétracter, afin de recevoir les derniers sacrements, et finalement, donner raison au pape, huit ans à peine après la fermeture de la question romaine. Cette question occasionnera bien des atermoiements, tant du côté de l’État italien que de la Secrétairerie d’État. Cet épisode est d’anthologie.

Une des conclusions majeures de cet ouvrage, à notre avis, est l’affirmation qu’il existe, jusqu’à la fin du XIXème siècle, en Italie (p. 345), une «culture politique monarchiste ou monarchico-libérale», impliquant une vision communément partagée du passé, un accord sur les rouages de l’État, et une communauté de symboles et de rites allant dans le sens d’un sentiment monarchiste. En effet, le profane n’a-t-il pas l’impression floue que l’Italie de cette époque est un agrégat hétérogène d’anciennes principautés, où les reliquats carbonaristes et l’influence de l’étranger règnent en maître? L’ouvrage de C. Brice, usant parfois de concepts certes un peu abstraits au vulgum pecus, révise cette image d’Epinal, et donne de nombreux exemples de manifestations patriotiques de grande envergure (noces royales, funérailles, fêtes etc.).

L’ouvrage de C. Brice, dont, à notre avis, une deuxième édition vulgarisée (traduite en italien?) aurait toute sa place, nous l’espérons, en appellera d’autres. Pour l’heure, son Monarchie et identité nationale en Italie (1861-1900) peut déjà figurer sur les rayons de bibliothèque, parmi les travaux de référence relatifs, d’une part, à l’Italie contemporaine et, d’autre part, à l’histoire des représentations collectives.