Qu’allons-nous faire de nos “fous”? Actualités et perspectives en Belgique


Abstract:

La Belgique n’a pas connu une mesure équivalente à la loi 180 de Basaglia (1978). Cependant, à cette époque, le mouvement de l’“antipsychiatrie”, de la sortie de l’asile, était en marche à travers les frontières européennes. Dans ce contexte, à Bruxelles fut créé le «Réseau International Alternative à la psychiatrie» et dans la foulée, les Centres de Santé Mentale ont vu le jour (1975).

D’autres courants, inspirés plutôt des structures et des expériences anglo-saxonnes, ont abouti à la création de plusieurs centres de réadaptation fonctionnelle, implantés dans un premier temps dans une des communes bruxelloises, à la fin des années ’60 et dans les années ’70. Depuis, les institutions se sont multipliées et diversifiées et de nombreuses structures alternatives à l’hospitalisation existent sur tout le territoire belge, dont la plupart se situent dans la capitale.

Lorsqu’en 2000 je fis mes premiers pas dans une de ces structures, faisant partie d’une a.s.b.l. bruxelloise, j’étais une jeune stagiaire de 23 ans. Il s’agissait d’un centre résidentiel pour patients psychiatriques, pouvant héberger jusqu’à trente personnes, pour une durée allant de six mois à deux ans.

A l’intérieur, je fus accueillie par une femme porteuse de handicap mental et physique, psychotique: «Bienvenue au bercail!». Le bercail: la maison, en patois. Pas d’illusion d’une vie en communauté, où tout le monde serait sur un pied d’égalité: il y avait bien des patients/résidents d’un côté et des soignants/socio-thérapeutes de l’autre. Ces deux groupes partageaient néanmoins une forme de quotidien propre au rythme institutionnel: les repas étaient pris en commun, les équipes affectées à la préparation de ces derniers étaient mixtes, ainsi que les équipes dans le cadre des activités sportives. Malgré cela, une psychologue me dit le premier jour: «Si quelqu’un s’adresse à toi et que tu ne sais pas si c’est un patient ou un membre du personnel, regarde s’il porte des pantoufles…»

En filigrane de ces souvenirs nous apercevons les traces d’une logique non-asilaire de prise en charge de la folie: non pas l’exclusion et l’enfermement, mais l’accueil, le soin, l’accompagnement et une certaine forme de réinsertion dans la société, en passant par une communauté d’êtres humains.

Je ne compte pas ici faire l’historique des institutions psychiatriques en Belgique, ni prétendre être exhaustive quant aux enjeux actuels. Je n’ai qu’une vision partielle et subjective, basée sur une longue formation, une expérience professionnelle, une certaine connaissance du réseau et aussi une implication grandissante dans la tournure que prennent les événements.

Aujourd’hui, pour une grande partie des professionnels de la psychiatrie, il est évident que l’hôpital psychiatrique, envisagé comme un des lieux possibles de la prise en charge de patients en souffrance psychique, ne peut être simplement éliminé du paysage institutionnel, ni être considéré comme exclusivement nuisible et inadéquat. Dans les parcours chahutés des personnes que nous tentons de soutenir, l’hôpital est parfois synonyme de mise à l’abri, d’arrêt de descente aux enfers, de contenant, d’espace-temps où ils sont moins livrés à leurs solitudes et envahissements divers. Lorsqu’une «Mise en observation» (autrement dit, une hospitalisation forcée) s’avère utile, plusieurs intervenants, appartenant au milieu de la santé mentale et au milieu judiciaire, se prononcent. Il y a une procédure à suivre et des critères à respecter, afin d’éviter qu’un seul individu n’exerce de manière absolue et arbitraire un pouvoir à l’égard du patient. Certes, cela n’élimine pas totalement la composante subjective d’une décision (en dernier lieu, après plusieurs étapes, prise par un psychiatre qui ne suit pas régulièrement le patient), ce qui est nécessaire si nous admettons qu’une société humaine et humaniste ne peut en aucun cas perdre totalement sa subjectivité. Bien sûr, des erreurs et, pire, des dérives, ne sont pas évitables de manière absolue, mais nous sommes à des années lumières de la situation antérieure aux profondes et radicales réformes de la psychiatrie.

Fous-Spagna-Torfs
Il “Giardino di Peter” si trova in Spagna ed è l’opera di un artista psicotico che ha decorato un immenso terreno con numerose installazioni, sublimazione della sua follia.
Foto di ©David Torfs

Ce qui a profondément changé est la logique de l’enfermement finalisé à la “protection” des gens “normaux”, à savoir une conception visant à éliminer les symptômes d’une société malade en ayant l’illusion de guérir les maux de ladite société, autrement dit: cachez à ma vue ces fous que je ne saurais voir et entretenez le leurre selon lequel, à part eux, tout va bien.

Depuis les années 2000, à côté de la création de différents lieux de soin en psychiatrie, dans le domaine de la santé mentale, une nouvelle tendance se dégage: aller vers une forme d’accompagnement, de soutien et, parfois, de soin des patients au plus près de leur milieu de vie, quel qu’il soit.

En Belgique, cela prend forme autour des réformes qui se sont succédées depuis environ deux décennies (Mise en Observation, Défense Sociale, Droit des Patients et du «Projet 107»).

Si nous nous contentions de ce niveau de lecture, nous pourrions croire que tout se passe pour le mieux dans le paysage psychiatrique belge, que tout est en place pour que l’évolution soit de plus en plus positive.

Il en va tout autrement, malheureusement. Le rouleau compresseur de ce qu’on appelle couramment «la logique néolibérale» est en route et les dégâts provoqués par celle-ci sont de plus en plus évidents, malgré une apparence de rationalisation, d’économie budgétaire, et d’efficience.

Les politiques actuelles se veulent rationnelles et scientifiques, mais, de fait, elles se traduisent par une déshumanisation des soins, dans le champ de la santé mentale et dans le champ de la santé au sens large. Le manque de moyens financiers et humains, les restrictions d’accès aux professions (voir la loi de 2016 censée réglementer en Belgique les professions de santé, y compris celles de psychologue et de psychothérapeute), les «trajets de soins imposés», les remboursements limités, les critères uniquement basés sur l’ «évidence based medecine», la médicalisation à outrance de tous les champs de l’humain, la pathologisation de tout ce qui sort «de la norme», la médecine à double vitesse soutenue par la logique des assurances à tout-va… La liste est longue et non exhaustive. Chaque aspect mentionné mériterait un long développement, en Belgique les textes traitant de ces sujets ne manquent pas.

Plus globalement, les politiques de nos gouvernements mènent à la précarisation grandissante d’une large partie de la population, ainsi qu’à l’explosion du nombre de “burn-outs” de toutes sortes. Comment définir et délimiter ce qui relève des détresses d’existences sur le fil et ce qui appartient au domaine de la “pathologie psychiatrique”? Comment traiter un aspect sans l’autre, si tout doit rentrer dans des catégories, des cases, des chiffres? Pour tel symptôme = tel traitement, pour autant de temps, et si cela ne “guérit” pas le patient, cela relèvera de sa “responsabilité”.

Malgré l’ampleur de ces phénomènes, beaucoup de professionnels et d’institutions continuent de se battre, de réfléchir et, oui, de résister. Il est sans doute encore temps d’infléchir le cours des événements. Dans tous les cas, il s’agira de garder des bastions où nous ne cédons pas, coûte que coûte, de défendre une prise en charge des “malades psychiatriques” caractérisée par les temps longs, les relations, les liens, la créativité, la co-création de solutions et la liberté de choix en ce qui concerne les soins. Le soin non pas au sens de “normaliser”, mais au sens de “prendre soin”.

Non, aujourd’hui nous n’enfermons plus “les fous”. “Les fous”, plus personne n’en veut, parfois même pas les hôpitaux – sauf pour de brèves périodes – ni les prisons. Les institutions, débordées, n’ont pas les moyens de les gérer et s’avèrent impuissantes face à l’étendue du problème.

“Les fous” ne sont plus cachés et enchaînés dans des endroits dignes des films d’épouvante. Ils sont dehors, ils vivent dans la rue, ils n’ont pas d’argent, de papiers, ils consomment pour s’anesthésier, ils s’automédiquent avec tous les produits disponibles, ils ne demandent rien, même plus de l’aide, souvent; ils attendent, mais quoi?, ils vivent d’expédients, dans la marge.

La folie n’est pas un bon investissement, ce n’est pas rentable, ça ne produit rien. Il n’y a qu’à laisser-pour-compte les “fous”, puisque aucune méthode promue par nos nouveaux systèmes ne fonctionne, rien ne les “guérit”. Et pour les plus résistants, la demande d’euthanasie pour cause de souffrance psychique est envisageable…

Sombre tableau? L’avenir nous le dira. Un mouvement aussi puissant que celui de l’antipsychiatrie serait nécessaire aujourd’hui… Et il faudrait plusieurs “lois Basaglia” pour inverser le courant.